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Daymé Arocena : la liberté, des racines aux bourgeons

La jeune prodige revient avec Sonocardiogram, un album enregistré à La Havane où elle joue librement, et avec quel talent, sur toutes les nuances du patrimoine cubain.

Crédit photos : Pablo Dewin Reyes Maulin


Ne pas se fier à la première phrase du texte qui accompagne la sortie de son nouveau disque : « Un retour éclatant à ses racines cubaines ». Car la native du Dix octobre, ville quartier périphérique de La Havane, n’a jamais quitté cet ancrage esthétique. «
Dans ma famille, la musique a toujours été très présente. Pas de musiciens, à proprement parler, mais une vibrations musicale. Ça chantait, dansait, tout le temps, boléro, rumba… C’était ça ma jeunesse. », nous avait-elle confié voici deux ans et demi, dans son petit appartement de Vedado, non loin de la place de la Révolution. Simplement, depuis le premier soir qu’on l’a écoutée sur scène, un beau jour de printemps au Duc des Lombards, alors qu’elle avait dans ses bagages un simple premier EP, la jeune cubaine a montré une tendance à feuler soul. Une empathie jamais démentie au fil du temps, pour celle qui toute gamine reprenait du Whitney Houston à pleins poumons, qui découvrit l’intensité du verbe de Nina Simone à l’adolescence, la même qui fit sensation en donnant une version du Stuck de Peven Everett, esthète de la house la plus sensuelle. C’est encore elle qui, une fois la reconnaissance arrivée, s’est associée avec de brillants touche-à-tout de Los Angeles, comme Dexter Story ou Miguel Atwood-Ferguson.

Depuis Daymé Arocena continue de creuser ce sillon qui la rapproche de grandes voix du filin cubain, le style à la croisée du jazz classique et de la musique cubaine, dont elle offre une relecture 2.0. Traduisez qu’elle peut aussi bien écouter du rap, comme Kendrick Lamar ou Anderson .Paak, qu’elle croisa furtivement à Londres « J’adorerais enregistrer avec lui. Ses chansons sont juste terribles : un style unique, quelque part entre le jazz et le hip-hop. » Irréductible à un style formellement configuré, curieuse du monde des musiques, Daymé Arocena n’en reste pas moins imprégnée par la culture dans laquelle elle s’est épanouie. Née dans une famille nombreuse, la petite choyée par ses cousines se révéla très tôt comme la plus douée. Au micro, où elle intègre un chœur communautaire, mais aussi au piano, où elle prend des leçons perso, avant de rejoindre le cursus classique des conservatoires. Elle y apprendra tout ce qu’il faut pour maîtriser sa voix, pour diriger un ensemble et composer à sa main un répertoire. Toutes choses qui désormais résonnent dans sa jeune carrière.


Mais il est une chose qu’elle n’aura pas appris sur les bancs de cette école de rigueur, louée de par le monde : la dimension éminemment spirituelle, pour ne pas dire mystique, qui habite sa musique. Cela, elle le tient de connexions familiales, sa grand-mère ayant été initiée à la santeria. Et à sa dévotion pour la musique. « Je me sens tout à fait possédée, quand la musique pénètre mon corps. » Ce fut sa façon d’entrer en religion. Désormais, elle se déclare pratiquante, n’hésitant pas à consulter les saints qui forment un petit autel, chez elle. Dix saints, avec en haut Obatala, son père symbole de paix, et ses deux mères: Yemaya, la mère de toutes les mères, et Oshùn belle et tumultueuse comme les rivières; et puis les enfants, Ibeyi, les jumeaux, « qui ont triomphé du diable en faisant de la musique », Agayu, l’avocat, « parce que je voyage beaucoup, j’en ai besoin pour qu’il me protège », Chango « le mec, le grand séducteur, qui a la musique avec lui ». Il y a aussi Oko, le laboureur, le saint du travail, qui nourrit, Oyà le guérisseur, Elegua sous forme de coquillage, celui qui peut ouvrir une bonne ou une mauvaise voie. Pour chacun elle a un mot.


C’est encore ceux-là, cette dynamique syncrétique, que les tambours bàtà mêlés à un chant choral et à des claviers ésotériques invoquent dès les trois premiers thèmes une trilogie en l’honneur d’Oyà, Oshùn et Yemaya – de ce troisième album, conçu comme un triptyque. Sonocardiogram, un titre qui fait sens, selon la Cubaine qui en a composé l’intégralité du répertoire. « Nous avons voulu créer quelque chose qui soit à l’image de ce que nous sommes à l’intérieur de nous. » Et pour y parvenir, Daymé Arocena a choisi d’enregistrer ce disque en toute intimité. Ou plutôt disons en proximité avec son environnement : plutôt que d’en revenir aux studios londoniens, elle a décidé de faire les sessions dans le studio du batteur Ruy Lopez-Nussa, père du pianiste Harold. Dans cette vaste pièce au cœur de Vedado, le quartier désormais branché de La Havane, les quatre complices ont pu partager les mêmes vibrations, en direct, à l’ancienne. Quitte à laisser entrer dans les pistes l’écho de bruits de la ville. « Comme lorsque nous sommes en scène. L’idée était de capturer nos personnalités, notre monde, la façon dont nous écoutons la musique. » Le tout mixé in fine par l’essentiel Greg Calbi, bien connu des adeptes de ce genre de son, soigné sans être hermétique à la vie alentour.


Ce sentiment d’intimité, Daymé Arocena le décline aussi dans la seconde partie de l’album, une suite en cinq mouvements intitulée « Cinq Manières d’aimer ». L’amour désiré, perdu, impossible, retrouvé, c’est celui de cette jeune femme qui à 27 ans a déjà pas mal bourlingué. Elle y déploie toute l’étendue d’une voix qui fut décrite comme le « croisement entre Célia Cruz et Aretha Franklin » par un critique Américain. Sans aller dans de telles extrémités, la Cubaine peut effectivement grimper les octaves comme se montrer simplement suave, flirter avec les langueurs brésiliennes comme s’envoler vers des délires psychédéliques, chanter en anglais si l’humeur l’exige. « Je suis très ouverte mais je sais exactement ce que je veux. Je fais mes choix. » En un mot libre, sûre d’une parfaite maîtrise, incarnant l’école cubaine : de la rigueur toujours, jamais une once de rigidité ; attentive à la tradition, sans jamais s’y engoncer. Dotée d’une grosse culture musicale, théorique et empirique, la protégée de Gilles Peterson (qui la découvrit alors qu’elle n’avait encore que 16 ans) reste ainsi à l’écoute de ses aînés, qu’elle ne manque jamais de saluer. Comme dans ce nouveau recueil, le temps de deux titres, pour finir. Le premier (« Plegaria a la Lupe ») s’adresse à La Lupe, dont un sample du terrible « Què te pedi » ouvre cette ballade, plus mélancolique que nostalgique. D’ailleurs, contrairement à la diva qu’elle honore, la cadette choisit le timbre feulé, contrechant d’une contrebasse qui donne le diapason. Enfin, « Homenaje » s’inspire de quelques piliers de la culture cubaine, « ceux qui nous ont toujours porté au plus haut ». Là encore, le quartet ne se contente pas d’en donner une décalcomanie, mais les remet en perspectives à travers un astucieux collage qui juxtapose les différentes approches musicales : l’érudit pianiste afro-jazz Emiliano Salvador, parti bien trop tôt, l’arrangeur Lili Martinez qui écrivit des écrins au son montuno, le joueur de tres Arsenio Rodriguez, tout à la fois un des grands-pères du rock’n’roll et un des fondamentaux de toute la musique afro-cubaine, et Merceditas Valdès, une des premières voix féminines à avoir gravé dans la cire la santeria, et plus largement, à avoir diffusé l’art et les bonnes manières de la rumba. Somme toute, quatre influences cardinales qui résument bel et bien l’esthétique résolument ouverte, car puissamment enracinée dans sa culture, de Daymé Arocena.

Daymé Arocena Sonocardiogram, sortie le 6 septembre via Brownswood.

Lire ensuite : Jazz, rumba et orishas : le détonnant cocktail de Que Vola ?

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